Google Adwords : la Cour d'appel de Paris marque ses distances avec l'Autorité de la concurrence

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Le 11 mars 2022, la Cour d’appel de Paris a infirmé dans son intégralité un jugement rendu le 31 mai 2019 par le Tribunal de commerce de Paris, qui avait condamné Google à indemniser un annonceur, la société Ulysse Service (« Ulysse »), pour rupture brutale de relations commerciales établies. Dans cette affaire, la Cour d’appel de Paris a également rejeté les allégations invoquées par Ulysse, pour la première fois en cause d’appel, d’abus de position dominante contre Google (l’ « affaire Ulysse »).

Ce contentieux concerne une nouvelle fois les règles édictées par Google dans le cadre de son programme AdWords, devenu Google Ads en juillet 2018. Pour rappel, il s’agit d’un service qui permet aux annonceurs de faire figurer leurs annonces, identifiées par le label « Annonces », aux côtés des résultats de recherche issus des algorithmes de Google, résultats dits « naturels ». En l’espèce, les parties s’opposaient sur les conditions de suspension de prestations publicitaires que Google avait notifiées à Ulysse au cours de la période 2012-2015.

Dans les faits, l’affaire Ulysse rappelle la décision n°19-D-26 de l’Autorité de la concurrence (l’« ADLC ») en date du 19 décembre 2019 (l’« affaire Gibmedia »). Dans sa conclusion, elle s’en éloigne toutefois substantiellement : là où la Cour d’appel de Paris donne aujourd’hui entièrement raison à Google, l’ADLC avait fait droit aux demandes de Gibmedia. Cette dernière était active dans l’édition de sites d’informations sur la météo (info-meteo.fr), les données d’entreprises (info-societe.com) et les renseignements téléphoniques (pages-annuaire.net et annuaires-inverse.net). L’ADLC a estimé que Google avait abusé de sa position dominante en suspendant sans préavis ses annonces puis ses comptes AdWords, aux termes d’une procédure qui ne serait pas, selon l’ADLC, objective, transparente et non discriminatoire. L’ADLC avait prononcé une amende de 150 millions d’euros à l’encontre de Google en plus d’injonctions d’une durée de 5 ans consistant à (i) clarifier les règles Google Ads et les procédures de suspension et à (ii) mettre en place des mesures de prévention, de détection et de traitement des violations aux règles.

L’arrêt du 11 mars 2022 de la Cour d’appel de Paris arrive aussi à un moment opportun et porteur d’espoir pour le géant américain, puisque la même Cour va se prononcer dans l’affaire Gibmedia en avril 2022.

*Les auteurs tiennent à remercier Vianney Buyse pour sa précieuse contribution à la rédaction de la présente publication.

EN DÉTAILS


La Cour d’appel rejette en bloc l’ensemble des arguments d’Ulysse contre Google

A l’époque des faits, Ulysse éditait deux sites internet : (i) le site www.info-resultats-examens.fr, qui permettait aux internautes d’accéder aux résultats officiels des examens (baccalauréat, brevet, BEP, CAP, BTS, etc.) et (ii) le site www.concours-fonction-publique.com, qui proposait aux internautes, contre rémunération, de consulter les modalités pratiques de différents concours de la fonction publique – ces informations étant par ailleurs accessibles gratuitement sur les sites officiels et gouvernementaux. En vue de promouvoir chacun de ces sites internet, Ulysse avait ouvert deux comptes AdWords, respectivement en 2007 et 2010 et donc accepté les conditions générales AdWords ainsi que les règles qui y figurent.

Ces règles AdWords visent, d’une part, la teneur des obligations à respecter par les annonceurs pour être éligibles à la publication d’annonces publicitaires AdWords, et, d’autre part, les sanctions applicables dans l’hypothèse d’un non-respect desdites règles : (i) refus d’une annonce (une annonce en particulier ne peut être diffusée tant que le problème de non-conformité de cette annonce n’a pas été résolu), (ii) désactivation des annonces d’un site internet (suspension de toutes les annonces vers le seul site internet qui ne respecte pas les règles) et (iii) suspension du compte en cas d’infraction répétée et grave aux règles Google (cette dernière suspend les annonces de tous les sites associés à un même compte, même si les autres sites internet sont conformes aux règles).

En l’occurrence, entre 2012 et 2015, Google avait procédé, pour chacun des sites internet d’Ulysse, à trois désactivations temporaires et provisoires des annonces publicitaires. Ces suspensions ont eu pour effet de priver les deux sites de la faculté d’apparaitre dans les résultats de recherches sur Google, au motif que ces sites ne respectaient pas notamment deux règles AdWords :

  • 1ère règle : la « vente de services officiels et d’articles gratuits », qui interdit la promotion de la vente d’articles ou de services qui sont disponibles gratuitement ailleurs, et la vente de formulaires ou de services gouvernementaux disponibles à moindre coût sur un site gouvernemental ;
  • 2nde règle : la « pratique de facturation douteuse » selon laquelle les moyens de paiement ne peuvent faire l’objet d’une présélection, sous la forme d’une case pré-cochée.

Selon Google, les violations d’Ulysse aux règles qu’elle a édictées étaient les suivantes :

  • 1ère règle : Ulysse ne précisait pas sur ses sites internet si elle était ou non affiliée à un site gouvernemental ou officiel ni le fait que ses services étaient disponibles gratuitement auprès du gouvernement ;
  • 2nde règle : le site www.concours-fonction-publique.com pré-cochait une case « abonnement hebdomadaire par carte bancaire », tandis que le site www.info-resultats-examens.fr comprenait le paiement « Internet plus » par double clic, entrainant un débit directement sur la facture du fournisseur d’accès.

Or pour chacune de ces deux violations, Google a procédé de la même manière. Dans un premier temps, elle a adressé une notification à Ulysse, l’informant du non-respect par son site internet des règles AdWords et de la suspension sans préavis des annonces renvoyant vers le site. Ces suspensions étaient temporaires, i.e. le temps qu’Ulysse mette en conformité ses sites selon les recommandations prescrites par Google. Dans plusieurs cas, les annonces ont ainsi été réactivées dans les jours ou mois suivant leur suspension, en raison de la mise en conformité du site par Ulysse. Dans d’autres cas, une nouvelle notification était envoyée à Ulysse, l’informant du « risque de suspension » de son compte AdWords suite à des infractions répétées aux règles AdWords. En l’absence de mise en conformité, le compte AdWords du site www.concours-fonction-publique.com a ainsi été suspendu à deux reprises puis réactivé, tandis que le site www.info-resultats-examen.fr a été suspendu en octobre 2015 – selon Google, Ulysse n’en a jamais demandé la réactivation.

En première instance, Ulysse considérait que ces agissements de Google, intervenus sans préavis, étaient constitutifs d’une rupture brutale fautive au sens de l’ancien article L. 442-6 I 5° du code de commerce. En appel, elle ajoutait que de tels agissements étaient également susceptibles de caractériser un abus de position dominante de Google au sens de l’article L. 420-2 du code de commerce. Par son arrêt du 11 mars 2022, la Cour d’appel de Paris a rejeté cette double critique et légitimé la politique commerciale de Google.

La suspension par Google des annonces AdWords ne constitue pas une rupture brutale

La Cour d’appel de Paris a tout d’abord constaté le caractère stable, suivi et habituel des relations commerciales entre les parties, et ce depuis 2006. Elle a relevé en outre que les parties ne contestent pas l’absence de tout préavis avant les suspensions des annonces AdWords. La Cour est ensuite revenue sur le caractère brutal de la rupture que les juges de première instance avaient retenu en ce que la suspension des annonces équivaudrait à une « suppression totale du service » et qu’un préavis de 4 jours aurait dû être laissé à Ulysse pour se conformer aux règles AdWords.

Prenant le contrepied du Tribunal de commerce, la Cour d’appel a jugé que les suspensions des annonces étaient intelligibles et prévisibles pour Ulysse, du fait de (i) la clarté des conditions générales AdWords et des notifications qu’elle avait reçues de la part de Google et (ii) des informations communiquées par Google dès 2012 sur la bonne application des règles AdWords. Bien que la suspension des annonces constitue une rupture, la Cour a estimé avec force que « celle-ci ne peut être qualifiée de brutale dans la mesure où l’interruption du flux des données a consisté en une suspension temporaire, le rétablissement de celui-ci étant conditionné par le respect des conditions générales Adwords visées par la notification de la suspension ».

La Cour d’appel a même pris la peine d’ajouter que « ces conditions de suspension, qui sont énoncées aux conditions générales de Google de manière claire et précise, ne peuvent être qualifiées de rupture brutale sous prétexte de l’absence d’un préavis de 4 jours ».

Les règles AdWords sont objectives, transparentes et non-discriminatoires

Après avoir infirmé le jugement du Tribunal de commerce en raison de l’absence de rupture brutale, la Cour d’appel de Paris est parvenue à la même conclusion sur le volet lié au droit de la concurrence de l’affaire Ulysse, apparu seulement en appel : Google n’a pas commis d’abus de position dominante au titre des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (« TFUE »).

Certes, la Cour d’appel de Paris a considéré que le critère d’affectation sensible du commerce entre États membres était rempli en l’espèce, puisque Google est « susceptible » d’occuper une position dominante sur le marché de la publicité en ligne liée aux recherches, marché que la Cour a toutefois reproché à Ulysse de ne pas avoir défini.

Cependant sur les pratiques prétendument abusives de Google, la Cour a immédiatement rappelé que la politique de contenus AdWords, guidée dans ses règles par l’objectif de protéger les intérêts des consommateurs en évitant à l’internaute de payer pour des services gratuits, de surcroît garantis par un service public d’État, apparaissait objectivement justifiée et ne présentait pas de caractère anticoncurrentiel en tant que tel. Au surplus, la Cour a souligné que cette politique relève de « l’exercice légitime de la liberté commerciale de Google ».

Cette liberté, qui était déjà mise en exergue par l’ADLC dans l’affaire Gibmedia, n’exonère pas pour autant Google, selon la Cour, de « l’obligation de mettre en œuvre cette politique dans des conditions objectives, transparentes et non-discriminatoires ». Or si dans l’affaire Gibmedia, l’ADLC avait conclu sur la base de ces critères que « les règles sur la « vente d’articles gratuits » et les « promotions indignes de confiance » ne peuvent être considérées comme objectives, transparentes et non discriminatoires » (§421 de la décision n°19-D-26), la Cour aboutit aujourd’hui à une conclusion diamétralement opposée dans l’affaire Ulysse :

  • s’agissant de l’objectivité et de la transparence des règles AdWords, la Cour d’appel de Paris a considéré que « les termes des règles invoquées en l’espèce et notamment celle de vente de services officiels ou d’articles gratuits, étaient particulièrement clairs. […] Aucune ambiguïté ou opacité de la règle Adwords tout comme aucune modification dans l’interprétation de cette règle susceptible de créer une insécurité juridique ou économique ne peut être en conséquence invoquée » ;
  • s’agissant de l’application non-discriminatoire des règles AdWords, la Cour s’est appuyée sur les spécificités techniques d’internet et a écarté l’argument d’Ulysse selon lequel d’autres comptes AdWords présentant les mêmes irrégularités n’auraient pour leur part, sur la même période, pas fait l’objet de mesures de suspension similaires. Elle a souligné que, « si Google s’emploie à détecter les irrégularités commises par les titulaires de comptes AdWords, elle ne peut, techniquement, du fait de contrôles nécessairement aléatoires, pas toujours les détecter à un instant donné ». En d’autres termes, la nature même d’internet légitime pour la Cour le fait que Google ne puisse appliquer uniformément, pour l’ensemble des annonceurs qui se rendraient coupables d’infractions similaires, l’imposition simultanée de mesures de suspension. Il est à noter que cette considération n’avait pas été relevée par l’ADLC dans l’affaire Gibmedia (§509 de la décision n°19-D-26).

En conclusion, la Cour d’appel de Paris a débouté Ulysse de ses demandes sur le chef du droit de la concurrence et noté au passage qu’Ulysse n’avait, en tout état de cause, pas rapporté la preuve que la pratique de Google qu’elle dénonçait aurait pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, condition pourtant imposée par les articles L. 420-2 du code de commerce et 102 TFUE.

La Cour d’appel de Paris va-t-elle suivre la même approche dans l’affaire Gibmedia ?

La question se pose donc de savoir si, forte de cette position clairement exprimée un mois avant de rendre son prochain arrêt dans l’affaire Gibmedia, la Cour d’appel de Paris va oser appliquer les conclusions de l’affaire Ulysse qui ont été rendues par la chambre compétente en matière de contentieux commercial dans le secteur du numérique notamment (Pôle 5, Chambre 11) ou s’en distancier en sa qualité de chambre spécialisée dans la régulation économique et compétente en matière d’appel contre les décisions de l’ADLC (Pôle 5, Chambre 7).

La question se pose et la curiosité est grande puisque nous sommes en présence de deux affaires qui présentent un certain nombre de similitudes incontestables : (i) dans les deux affaires, des annonceurs se sont vu suspendre leurs annonces ainsi que leurs comptes AdWords ; (ii) c’est en partie la même règle AdWords relative aux articles gratuits qui était contestée par les demandeurs.

Si la Chambre 7 avait la même audace vis-à-vis de la décision n°19-D-26 que la Chambre 11 lorsqu’elle a décidé de déjuger le Tribunal de commerce dans l’affaire Ulysse, nul doute que Google pourrait profiter d’une accalmie appréciable dans la longue odyssée agitée qu’elle traverse depuis quelques années dans ses rapports avec l’ADLC.

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