La CSC rejette le pourvoi : un cas de fraude grave est nécessaire pour refuser un paiement aux termes d’une lettre de crédit

Le 25 avril 2024, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a rejeté une demande d’autorisation d’en appeler d’une décision rendue récemment par la Cour d’appel de l’Alberta (la « CAA ») dans l’affaire Pacific Atlantic Pipeline Construction Ltd v. Coastal GasLink Pipeline Ltd (la « décision »). Dans la décision, la CAA refuse d’interdire à Coastal GasLink Pipeline Ltd. (« CGL ») de prélever un montant sur une lettre de crédit que lui a fournie Pacific Atlantic Pipeline Construction Ltd. (« PAPC ») en attendant la conclusion d’un arbitrage entre ces deux parties.

Les lettres de crédit visent à faciliter le paiement rapide ou à garantir l’exécution en bonne et due forme d’obligations contractuelles. Les tribunaux canadiens ont toujours reconnu le rôle essentiel des lettres de crédit dans le cadre du commerce international et se sont généralement abstenus d’empiéter sur le droit d’un bénéficiaire de les utiliser, sauf dans les cas de fraude clairement démontrée.

La décision réaffirme que la fraude demeure la seule exception reconnue au droit d’un bénéficiaire de prélever un montant sur une lettre de crédit. Le refus de la CSC d’accorder l’autorisation d’interjeter appel marque la fin d’un effort de six mois de CGL d’utiliser une lettre de crédit qui lui avait été consentie. Cette affaire vient notamment rappeler aux bénéficiaires de lettres de crédit le fait qu’une contrepartie pourrait chercher à retarder un prélèvement sur une lettre de crédit en présentant une demande d’injonction au tribunal, même sans avoir prouvé ou même allégué une fraude de la part du bénéficiaire.

Contexte

CGL a conclu un contrat avec PAPC relativement à la construction de certaines sections du projet Coastal GasLink en Colombie-Britannique. PAPC a fourni une garantie à CGL pour l’exécution de ses obligations sous la forme d’une lettre de crédit de soutien irrévocable de 117 162 384 $ CA désignant CGL à titre de bénéficiaire (la « lettre de crédit »).

En 2022, CGL a résilié le contrat avec motif valable en raison de graves préoccupations quant à la capacité de PAPC de s’acquitter des obligations contractuelles lui incombant. PAPC a ensuite lancé une procédure d’arbitrage réclamant des dommages-intérêts pour résiliation injustifiée d’un contrat et CGL a réclamé des dommages-intérêts pour inexécution d’obligations contractuelles.

En octobre 2023, CGL a cherché à prélever la pleine valeur de la lettre de crédit. PAPC a alors déposé une demande auprès de la Cour du Banc du Roi de l’Alberta (la « CBRA ») en vue d’obtenir une injonction interdisant à CGL de le faire.

Demande d’injonction

En octobre 2023, PAPC a présenté une demande à la CBRA et a obtenu une injonction provisoire « à court terme » afin d’empêcher CGL de prélever un montant sur la lettre de crédit en attendant une audience complète sur la demande d’injonction.

En décembre 2023, un juge différent de la CBRA a entendu sur le fond la demande d’injonction de PAPC. Lors de cette audience, malgré un courant jurisprudentiel constant au Canada selon lequel un demandeur cherchant à interdire à un bénéficiaire de prélever un montant sur une lettre de crédit doit faire état d’une solide preuve prima facie de fraude de la part du bénéficiaire, PAPC a soutenu qu’un critère moins strict devait s’appliquer. Plus précisément, PAPC a fait valoir que lorsqu’une injonction est demandée uniquement à l’encontre du bénéficiaire, en l’occurrence CGL, et non à l’encontre de la banque qui a émis la lettre de crédit, il suffit de démontrer qu’il existe une question sérieuse à trancher. Un tel critère est nettement moins exigeant que de devoir présenter une solide preuve prima facie de fraude. Le juge Whitling de la CBRA a rejeté cet argument. Selon lui, les tribunaux du Canada hésitent à accorder des injonctions qui nuisent à l’exécution de lettres de crédit irrévocables. Une attitude plus souple compromettrait la liquidité et l’utilité de ces instruments. Il a donc rejeté la demande de PAPC, mais a néanmoins prolongé l’injonction provisoire pour permettre à PAPC d’en appeler de cette décision devant la CAA (2023 ABKB 736).

Le 29 février 2024, la CAA a rendu la décision, dans laquelle elle rejette l’appel de PAPC et réitère qu’un critère élevé s’applique pour obtenir une injonction qui empêche un bénéficiaire de prélever un montant sur une lettre de crédit. La CAA note également que la raison d’être d’un critère plus strict, soit éviter de compromettre l’utilité commerciale à l’échelle internationale et l’efficacité des lettres de crédit, s’applique de la même façon, peu importe que la demande d’injonction soit présentée contre la banque émettrice ou le bénéficiaire (2024 ABCA 74).

La décision de la CSC de refuser l’autorisation d’interjeter appel de la décision est conforme à une décision récente rendue par la CSC dans l’affaire Eurobank Ergasias S.A. c. Bombardier Inc(l’« affaire Eurobank »). Dans l’affaire Eurobank, la CSC confirme la règle de longue date au Canada selon laquelle la fraude demeure la seule exception à la capacité d’un bénéficiaire de se prévaloir d’une lettre de crédit. Elle souligne en outre que « l’exception de fraude se limite aux cas de fraude évidente » afin d’éviter de « de porter atteinte indûment à l’utilité et à l’efficacité commerciales des lettres de crédit » et qu’une « simple absence de bonne foi peut être insuffisante ».

Il convient de noter que la conclusion qu’il y avait eu fraude dans l’affaire Eurobank contraste fortement avec les conclusions de la CBRA en l’instance, confirmées par la CAA dans la décision. Dans l’affaire Eurobank, la Cour d’appel du Québec (la « CAQ ») a conclu que le bénéficiaire avait eu recours à la lettre de crédit en dépit d’un engagement écrit à ne pas le faire et d’une ordonnance provisoire rendue par un tribunal arbitral de la Chambre de commerce internationale. En confirmant la décision de la Cour supérieure du Québec, la CAQ a conclu que le bénéficiaire avait commis « certaines irrégularités » et avait fait preuve de malhonnêteté et d’« intimidation juridique », une conduite qui ne pouvait être qualifiée autrement que par la fraude. 

En revanche, la CBRA a rejeté les allégations de mauvaise foi et d’exécution malhonnête de la part de PAPC à l’encontre de CGL et a conclu ouvertement le contraire. Le juge Whitling de la CBRA a conclu, en tant que fait, que CGL n’avait pas agi de manière abusive à l’égard de PAPC et qu’elle n’avait pas menti ou trompé intentionnellement PAPC afin d’obtenir un avantage auquel elle n’avait pas droit. Il a soutenu que, tout au plus, la preuve appuyait un malentendu induit par un « vœu pieux » de la part de PAPC selon lequel CGL ne se prévaudrait pas de la lettre de crédit avant la conclusion de l’arbitrage entre PAPC et CGL. Les juges de la CAA ont confirmé à l’unanimité ces conclusions dans la décision et ont rejeté l’appel de PAPC.

Principaux points à retenir

La décision contient plusieurs points clés, dont les suivants :

  1. Bien que les lettres de crédit soient censées être l’équivalent d’espèces, payables à court terme, une contrepartie peut être en mesure de perturber ou de retarder un prélèvement sur une lettre de crédit en demandant une injonction aux tribunaux et en interjetant appel de ces décisions.
  2. La partie qui cherche à interdire à un bénéficiaire de prélever un montant sur une lettre de crédit doit démontrer une solide preuve prima facie de fraude de la part du bénéficiaire, un simple soupçon de fraude et des accusations de mauvaise foi ne suffisant pas pour obtenir une telle interdiction.
  3. Il est important de documenter le processus menant à la décision d’utiliser une lettre de crédit. Il est par ailleurs judicieux d’établir un processus solide et avisé qui appuie le bien-fondé d’un prélèvement si la contrepartie alléguait ultérieurement que le bénéficiaire a commis une fraude ou a fait preuve de mauvaise foi.

Les auteurs du présent bulletin, ainsi que Laura Cundari et Alyssa Duke, ont agi à titre de conseillers juridiques de l’intimée, Coastal GasLink Pipeline Limited Partnership, par l’intermédiaire de son commandité, Coastal GasLink Pipeline Ltd. Les auteurs tiennent également à souligner l’apport important de Karen O’Keeffe, conseillère juridique principale chez Coastal GasLink Pipeline Ltd.

DISCLAIMER: Because of the generality of this update, the information provided herein may not be applicable in all situations and should not be acted upon without specific legal advice based on particular situations.

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